La « Moedertael » pour le peuple


[... ] A Dunkerque, un soir, [...+- 1890 ...] chez un membre du Comité Flamand [...]  Je m'empressais tout d'abord de noter les indications qui m'étaient données sur l'infiltration lente de l'influence française, et sur sa victoire définitive. L'enseignement ne se fait plus qu'en français à l'école. Les ordres sont formels depuis quelques années ; c'est le glas du flamand qui sonne ( ... ) Le prêtre lutte encore, il prêche dans la langue du pays, surtout dans quelques cantons isolés, aux environs de Steenvoorde ou de Wormhoudt. Entre Cassel et Hazebrouck, le clergé conserve un centre d'influence ; mais à la longue il devra sentir que la force lui manque, et ce sera fini de l'ancien dialecte, du « nederduitsch » qui avait servi à tant de générations [...] Vers la fin du dix-neuvième siècle, d'ailleurs, le Comité flamand n'est guère autre chose qu'une des multiples sociétés savantes régionales de l'époque. Chez la plupart de ses membres, l'amour de la langue populaire flamande constitue avant tout un aspect d'un amour global porté à toutes les « antiquités », tant matérielles qu'orales, de leur petite patrie, à tous les vestiges d'un passé mémorable, notamment la langue flamande. [...]

Le Comité flamand et ses sympathisants comme Marie-Thérèse insistent inlassablement sur le caractère populaire de la langue flamande dans leur Flandre française. Sociologiquement parlant, ils font de cette langue un des attributs inaltérables d'une catégorie sociale à laquelle ils n'appartiennent pas eux-mêmes, celle du peuple. Rien d'étonnant donc que l'on retrouve chez eux une désapprobation sous-jacente dans leur appréciation de phénomènes qui, à leur sens, vident le flamand de ce contenu exclusivement populaire. C'est le cas de la « guerre de l'orthographe » et de la réforme à laquelle elle aboutit en Belgique, réforme qui pousse les patois flamands à se confondre avec le néerlandais tel qu'on l'écrivait aux Pays-Bas [...]. Se fondant sur les informations recueillies auprès d'un membre du Comité flamand à Dunkerque à la fin du siècle, Valabrègue note que « le dialecte qui a été réorganisé de nos jours en Belgique se rapproche, dans ses formes, du hollandais. Cette langue, en devenant officielle et littéraire, s'est éloignée de ses origines populaires ; le flamand qu'on parle aux environs de Dunkerque est resté, pour ainsi dire, plus classique » [...]. En constatant le même phénomène en Belgique, Marie-Thérèse, à travers le choix de ses adjectifs, émet un jugement qui ne trompe pas : les deux variétés de flamand littéraire sont : - le flamand de Courtrai, naif et très pittoresque ; le flamand de France se rapproche beaucoup du flamand de Courtrai et est très ancien ; - le flamand d'Anvers, illustré par H. Conscience ; il est plus recherché, plus prétentieux que le flamand de Courtrai et se rapproche davantage de l'allemand moderne ; c'est la langue parlée en Hollande. Le curé Emile Delanghe parle tout simplement du « flamand à la remorque du hollandais » [...].

[...] Marie-Thérèse, à la fin du dix-neuvième siècle, écrit : nous devons conserver soigneusement la langue flamande qui est si bien en rapport avec notre caractère local. La portée exacte d'exhortations de ce genre est facile à saisir, si on ne perd pas de vue le contexte dans lequel elles sont insérées, comme par exemple : [...] on respectait le seigneur du village sans le jalouser ni chercher à l'égaler. De même les enfants et les serviteurs étaient plus obéissants. Chacun s'habillait selon sa condition ; les censières, même les plus riches, avaient la tenue des censières, parlaient patois ou flamand et ne pensaient pas le moins du monde à imiter les toilettes, le langage et les manières des grandes dames. Chacun était content de son sort et fier de son état, parce qu'on savait qu'un honnête homme est honorable en toute position, mais que la distinction des rangs doit se garder ici-bas [...]. Ces plaidoyers de Marie-Thérèse en faveur de la moedertael vont presque toujours de pair avec ceux prônant le maintien du patois picard en Flandre gallicante. Mais surtout, ils s'intègrent toujours dans une croisade plus vaste contre la « société moderne » et pour le maintien d'une société agraire traditionnelle et fermée, où les barrières sociales doivent demeurer inchangées. L'emploi courant, dans la vie journalière, du patois picard ou de la moedertael, au même titre que les habits, les formes de loisirs et les usages en général, constitue l'une des preuves illustrant que le peuple, sociologiquement parlant, accepte ces barrières, sans vouloir perturber ces relations ni s'en émanciper. [....]

Marie-Thérèse, dans ses contacts avec la population rurale en vue de récolter le matériel de base de son recueil Vieux usages, se servait du patois picard de Nieppe, tout comme un notable de la Flandre flamingante, en pareil cas, se serait servi du patois flamand. Dans un esprit de paternalisme bienveillant, le notable « s'abaisse » vers son peuple, et en se servant d'une de ses caractéristiques, en l'occurrence la pratique du patois, il crée l'illusion momentanée d'être un des leurs. [...]

... à Bailleul, Hazebrouck... les gens de la société qui parlent français entre eux, emploient le flamand dès qu'ils ont quelque grosse chose à dire. Elle ne pouvait mieux évoquer les barrières ni désigner plus clairement la fonction et la valeur sociales des deux langues : le français, la langue dominante pour les « gens de la société » ; le flamand, la moedertael, langue des dominés, langue du peuple [...]. Le patois flamand dont se servent les notables pour dire « quelque grosse chose » convient d'ailleurs parfaitement à ces Flamands du peuple, qui, selon MarieThérèse, et sans que l'on doive y déceler une dépréciation - il s'agit plutôt d'un amour paternaliste bienveillant - sont plutôt positifs et grossiers. Elle n'exclut pas pour autant la possibilité d'y voir des aspects de qualité, car on trouve parfois en eux des traits de cette poésie naïve, spontanée et charmante qui fleurit par-ci par-là dans les âmes primitives comme de brillantes fleurs sauvages dans des terrains incultes. Le flamand, la moedertael, est parfaitement en rapport avec ce terrain inculte du peuple ; ne dénaturons pas ce peuple en y transplantant les fines fleurs du français.[...]

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quoted from p. 24-31 in: Eric Defoort, Une Châtelaine flamande, Marie-Thérèse le Boucq de Ternas (1873-1961), 1985, Dunkerque, Éditions des Beffrois, Westhoek-Editions, 133 pp., ISBN 2-903077-47-9


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